
Pourquoi cette photographie me fascine-t-elle?
Saul Leiter était un pionnier de la couleur, mais cette photo est essentiellement en noir et blanc, à l’exception des teintes un peu décolorées dans la partie haute. L’auteur, habitué des prises de vue verticales, nous offre ici un cadrage horizontal.
Le sujet ne nous apparaît pas forcément au premier coup d’œil. Mais qu’importe le sujet? Au deuxième regard, il semble que nous soyons dans un wagon, et le titre nous confirme qu’il s’agit du métro aérien de New York, ville et terrain de jeu du photographe.
Seuls quelques détails se détachent des aplats d’ombre et de lumière. Une ligne courbe à gauche, qui évoque la silhouette d’un passager. Une ligne brisée à droite, qui pourrait être une grille. Des lignes droites qui barrent l’image. Au centre, une chaîne vient relier ces éléments géométriques. En bas, seule une surface métallique rouillée atteste la réalité matérielle de la scène.
On dit parfois que ce qui compte dans le voyage est moins la destination que le chemin. Nous ne saurons rien de la destination du photographe, qui de fait prenait la plupart de ses clichés en bas de chez lui. Mais nous n’en saurons pas davantage sur le chemin, car l’extérieur ne nous apparaît que comme une lumière informe, un reflet vaguement coloré.
Saul Leiter n’est pas un de ces photographes qui veulent témoigner de l’état du monde. Ces signes géométriques, qui pourraient évoquer les lettres d’un alphabet mystérieux, n’ont aucun message à transmettre. Ils sont leur propre message.
Le langage de la photographie est autre, celui d’une poésie brute, ou bien d’une musique de jazz où motifs graphiques et touches colorées composent une mélodie improvisée qui trouve sa propre harmonie à l’instant où elle se joue.
Car la photo est tout sauf un art plastique. Si l’artiste, qui par ailleurs était peintre, avait rendu cette scène dans un tableau, c’eût été quelque chose d’autre, intéressant peut-être, mais sûrement pas aussi fascinant. Ce qui captive dans cette prise de vue en particulier et dans la photographie en général, c’est qu’il s’agit du monde réel, sans artifice ni mise en scène. Peu importe qu’il n’y ait aucun sujet, ou que nous ne sachions pas vraiment ce que nous voyons. L’important n’est pas ce qu’on voit, mais l’acte de voir.
Alors, le voyageur du monde photographique, armé de son seul regard, bien qu’enfermé dans ce wagon comme il l’est fatalement dans la réalité physique, peut se détacher du sens des choses pour suivre ses propres sens.
Et ainsi, partant de la surface rouillée du monde matériel, il peut remonter les lignes imprévisibles au travers des interstices du réel pour s’évader enfin dans les hauteurs des rêveries colorées…
Patrick Godeau, novembre 2019